Les mondes de l’océan Indien
Plus petit des trois océans, l’océan Indien ne compte pas moins de vingt-six pays côtiers et des centaines d’îles, rassemblant un tiers de l’humanité. Surtout, près de 70 % du trafic pétrolier mondial et à peine moins de la moitié du fret commercial de la planète transitent par cet espace. Avec l’accélération de la mondialisation, l’océan Indien retrouve ainsi la situation géostratégique qui fut la sienne avant l’affirmation de la domination européenne sur le monde.
« Jusqu’au XVIe siècle, le capitalisme a sa source dans le système-monde afro-eurasien, dont l’Europe n’est alors qu’une périphérie », affirme ainsi le professeur Philippe Beaujard dans l’ouvrage qu’il consacre aux Mondes de l’océan Indien (Armand Colin). Si la thèse est discutable, le « retour » de l’océan Indien sur l’échiquier mondial est indéniable. Il marque aussi celui des rivalités entre puissances régionales qui veulent s’en assurer le contrôle. Des luttes d’influence qui concernent également les intérêts français.
Géographiquement, l’océan Indien « apparaît comme un océan plus ‘fermé’ que les deux autres, en ce sens que ses rives ouest et nord sont constituées de continents et ne comportent aucun débouché naturel vers la mer [...], tandis que sa rive orientale est occupée par les innombrables îles de l’Asie archipélagique qui ne laissent que des passages étroits vers le Pacifique », décrit le professeur et agrégé d’histoire Pierre Royer dans le Dictionnaire de géopolitique et de géoéconomie (Puf, 2011). Les seules ouvertures se situent au sud, mais dans des mers longtemps peu sillonnées. Politiquement, cet océan ne présente pas non plus un espace cohérent. « On compte treize PMA ou ‘pays les moins avancés’ (dont tous les pays de la rive africaine, à l’exception du Kenya), des pays à revenu intermédiaire comme les exportateurs de pétrole du Golfe persique ou encore Brunei, des nouveaux pays industriels de seconde génération en croissance rapide (Indonésie, Malaisie) et enfin deux puissances rivales : le Pakistan et l’Inde. » Sans compter les parties prenantes exogènes au contrôle de cette voie de communication entre l’Orient et l’Atlantique.
D’une mondialisation l’autre…
Par l’une de ces ruses dont l’Histoire a le secret, l’océan Indien est de nouveau au cœur des échanges mondiaux. Lors de la première mondialisation (VIIIe-XVe siècles), c’est déjà lui qui fait office de lieu de rencontre entre l’Occident et l’Orient. Mieux, le commerce y est prospère et la zone forme une « économie-monde » (Fernand Braudel) particulièrement développée, au sein de laquelle les Européens ne seront jusqu’au XVIe siècle que des acteurs secondaires. « L’Europe n’est [en effet] encore qu’une ‘périphérie’ de l’espace afro-eurasien. L’océan Indien est au centre de cet espace, dont les ‘cœurs’ sont la Chine, l’Inde, l’ÉÉgypte et l’Asie occidentale, et les Européens ont bien peu à offrir contre les épices, les porcelaines et les soieries de l’Orient », analyse Philippe Beaujard.
À partir du XVIe siècle, Portugais, Hollandais, Britanniques ou encore Français partent à la conquête de la route des Indes par le Nord-Est et l’Est. Les pays du Vieux continent – et singulièrement l’Angleterre – assurent alors progressivement leur domination sur l’ensemble de l’océan Indien. Comment expliquer que les puissances issues de cet océan n’aient pas imposé leur modèle hors de leurs frontières et qu’elles aient si mal résisté à la dynamique européenne ? L’explication tient probablement dans le manque chronique de moyens monétaires et, plus généralement, l’absence de fusion efficace du politique avec l’économie. « Des ‘républiques marchandes’ s’instaurent dans quelques ports (en Inde, à Basrur, par exemple), mais elles demeurent des exemples marginaux, et l’esprit capitaliste de ces cités n’est pas en mesure de modeler les grands États« , rapporte encore Philippe Beaujard.
S’il paraît audacieux de qualifier de « capatalistes » ces cités, il n’en demeure pas moins qu’elles s’effacent rapidement. « Construisant entre Afrique de l’ouest et Amériques un nouveau système dont ils constituent le ‘cœur’, les Européens vont utiliser avec profit l’or et surtout l’argent du Nouveau Monde pour pénétrer plus avant les marchés asiatiques ». L’importance de l’océan Indien comme ensemble géopolitique propre va alors décliner pour progressivement se réaffirmer au cours de l’actuelle mondialisation libérale, amorcée à la fin du XIXe siècle. C’est particulièrement à la faveur de l’émergence asiatique de ces dernières décennies que cet espace maritime reconquiert sa place singulière.
Un espace disputé
L’océan Indien « présente la particularité de ne pas compter de puissance de premier rang parmi ses États riverains. Ce sont même généralement des États pauvres qui [...] ont un accès direct sur ses eaux. Pour les pays d’Asie du Nord-Est, l’océan Indien est en passe de devenir un véritable enjeu de puissance, d’abord en raison des liens qui unissent ces États aux différents pays qui composent son littoral, mais également en raison des multiples enjeux commerciaux », analyse Barthélémy Courmont, chercheur à l’IRIS. Pétrole, matières premières, marchandises… transitent en effet par cette vaste zone.
L’Inde se positionne comme la puissance « naturelle » de l’océan qui porte son nom. « Cet environnement maritime majeur, élément critique du commerce maritime international reliant le golfe Persique aux économies énergivores d’Asie orientale, est de plus en plus regardé par les stratèges indiens comme le terrain naturel de l’influence en devenir de leur pays. À l’horizon 2022, Delhi envisage de faire de l’Indian Navy ‘la force prééminente’ de la région, l’océan Indien étant censé devenir ‘l’océan des Indiens’ » (cf. note CLES n°70, 31/05/2012). L’annonce cet été des premiers essais de son futur porte-avions s’inscrit dans cette stratégie. Si l’Inde n’a pas véritablement de concurrents locaux à craindre dans sa course à la suprématie sur l’océan Indien, elle doit faire face à la Chine qui entend bien le sécuriser à son profit. « L’établissement d’une chaîne de ports sur les routes maritimes stratégiques – le fameux ‘Collier de perles’ – vise d’abord à assurer la libre circulation des pétroliers et gaziers venant du golfe arabo-persique », cruciale pour son développement (cf. CLES n°59, 15/03/2012). L’océan Indien est également l’espace maritime qui la sépare des richesses qu’elle exploite sur le continent africain. Mais, « la Chine entend actuellement établir sa prééminence sur la mer Jaune, le détroit de Taïwan, la mer de Chine orientale, la mer de Chine méridionale. L’océan Indien ne vient qu’au second rang de ses priorités », affirme Jean-Luc Racine dans la revue Hérodote. Pour combien de temps ?
La rivalité Inde-Chine doit aussi compter avec les États-Unis. Washington a compris de longue date l’enjeu stratégique que représente l’océan Indien, ainsi que l’illustrent ses implantations militaires dans la région. « Au centre de [cet] océan, la base américaine de Diego Garcia. À l’est, la VIIe flotte de l’US Navy, qui croise jusqu’au Pacifique. À l’ouest, la Ve flotte, qui surveille le Golfe et ses abords, et la VIe flotte, qui croise aussi dans l’ Atlantique », précise Hérodote. Les États-Unis assurent par leur présence régionale à la fois la libre circulation du trafic maritime et la crédibilité de leur force d’intervention en cas de crise.
Quid des intérêts français dans l’océan Indien ?
Avec la Réunion, Mayotte, quelques îles inhabitées et les zones d’exclusivité économique qui s’y rattachent, la France possède un quart de ses territoires outre- mer dans l’océan Indien. Par leur truchement, elle est de facto l’une des puissances riveraines de la zone et y représente la plus forte présence européenne. Tant en termes d’approvisionnements stratégiques que militaires, l’océan Indien compte ainsi parmi les intérêts français sensibles.
Et cette région est loin d’être exempte de risques d’instabilité politique pouvant menacer les flux maritimes qui y transitent. Si la piraterie est aujourd’hui prise en compte par l’UE, elle ne saurait occulter les tensions interétatiques et leurs conséquences. Ainsi, « un conflit même limité entre la Chine et le Vietnam (peut-être allié des Philippines) pour la possession des îlots de la mer de Chine du sud aurait un impact direct sur les flux commerciaux partant de Chine vers l’Europe. Une extension du conflit avec l’Inde provoquerait une déstabilisation générale du commerce transitant par l’océan Indien », analysent les auteurs d’un rapport sur la « vulnérabilité de la France face aux flux maritimes » pour la Délégation aux Affaires stratégiques (DAS). D’où l’importance de la présence navale militaire et de la diplomatie de défense françaises dans la région. On ne peut donc qu’être d’accord avec les auteurs de cette étude quand ils concluent qu’un « approfondissement de la coopération navale avec l’Inde pourrait contribuer à renforcer la sécurité des routes maritimes y transitant. De même, le renforcement des liens avec les marines australienne, singapourienne, malaisienne et indonésienne pourrait s’avérer nécessaire pour être en mesure de répondre à une éventuelle menace sur le trafic conteneurisé ». Encore faut-il que la France conserve les capacités de sa marine nationale si elle veut espérer jouer à l’avenir un rôle de souveraineté dans l’océan Indien. « Avec en 2014 et 2015 respectivement 1,5 % et 1,3 % du PIB alloué à [la Défense par le dernier Livre blanc], la France prend le risque de dégrader sérieusement ses capacités d’action », y compris maritimes (cf. CLES n°107, 30/05/2013).
En attendant, le verrouillage stratégique de l’océan Indien pourrait bien être l’un des nouveaux paradigmes de la géopolitique contemporaine : le contrôle des flux maritimes de cet espace océanique assure celui d’une large partie des échanges et des approvisionnements mondialisés. D’aucuns en sont d’ores et déjà persuadés.
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