Ils ne sont pas nés à La Réunion mais y vivent depuis dix, vingt, voire cinquante ans. Se sentent-ils pour autant réunionnais ? Les considère-t-on comme réunionnais ? à questions complexes, réponses complexes… mais passionnantes.
Son accent le trahira toujours : Robert Chicaud est bel et bien un zoreil. Et pourtant, à 73 ans, il a derrière lui… 52 ans de Réunion. Plus d’un demi-siècle sur une île choisie en 1961, pour suivre sa dernière année d’élève-maître dans l’Éducation nationale. "J’ai dû me tromper, j’avais dû mettre ça du côté des Antilles", rigole celui qui, de fil en aiguille, est devenu avocat (en 1977), avant de se faire connaître de toute La Réunion comme président du Grand Raid.
"Oui, je suis un zoreil, mon accent fait partie de mes gènes toulousains. Je ne prétends pas être Réunionnais mais c’est ici que je me sens bien, et je ne compte pas en partie, même si j’ai besoin du contact régulier avec mes racines. J’ai conscience d’être une pièce rapportée, mais d’être utile".
"Pièce rapportée", c’est le propre de tout zoreil à La Réunion. "Mais c’est le propre de tous ceux qui ont débarqué dans cette île, par définition, d’où qu’ils viennent", souligne justement l’historien Daniel Vaxelaire, lui aussi zoreil, avec 42 ans de Réunion au compteur. Encore un qui, Lorrain d’origine, a "choisi" La Réunion. C’était en 1971, il était jeune journaliste, donc curieux, et sa plongée dans la société et l’histoire de l’île l’a posé comme une référence pays.
"Parfois les gens s’étonnent de découvrir que je ne suis pas né ici, s’amuse "Vax". Pour moi, c’est un vrai signe de reconnaissance". Le signe d’une intégration réussie, en quelque sorte.
Car voilà bien le défi des "pièces rapportées" : s’insérer dans la société qui les accueille. Or, par définition, chacun a sa perception de ses propres racines, ses envies de vie, chacun fabrique son rapport entre l’individu et le collectif.
Chacun, surtout a son histoire, comme Alain Courbis, 33 ans de Réunion, toujours un peu agacé de la tournure de certains débats, lui qui, enfant, a été déraciné d’Algérie devenue indépendante. "En France, on m’a adressé du "sale bougnoule", puis j’ai beaucoup voyagé, j’étais "gringo" en Amérique latine, "toubabou" et Afrique, ici je suis zoreil. J’ai choisi de faire ma vie ici, je m’investis dans la vie de La Réunion, je me sens chez moi. Mon pays c’est ici".
Un statut qui lui a été rarement contesté, lui qui œuvre depuis plus de quinze ans pour la promotion de la musique réunionnaise (directeur du Pôle régional des musiques actuelles), après avoir été journaliste. Quant à se définir comme "Réunionnais", c’est une autre affaire : "Ça n’a pas plus de sens ici qu’ailleurs. Qui est Français en France, qui est Italien en Italie ? Je ne comprends pas qu’on puisse créer une mission parlementaire pour définir qui est Réunionnais et qui ne l’est pas. L’humanité s’est suffisamment battue pour sa liberté, pour qu’on n’en soit pas à se cloisonner à nouveau. Après, évidemment, le contexte économique est propice à l’émergence de revendications sociales, voire raciales, mais il faut se préserver de ça".
Ces revendications, Jean-François Moser les a subies, à sa grande surprise, lorsqu’il a été nommé à la tête de la SHLMR il y a deux ans. Des militants identitaires s’offusquaient que ce poste n’avait pas été attribué à un créole. Sur cette affaire, l’intéressé ne s’exprime pas. "Je viens de franchir la bascule : j’ai passé autant de temps à La Réunion qu’ailleurs", sourit-il. Soit 25 ans de Réunion. Arrivé comme VAT (volontaire à l’aide technique, voir par ailleurs) en 1988, il ne devait pourtant rester que 16 mois. "Je suis né en Zoreillie, je mourrai zoreil, ce qui ne m’empêchera de semer les racines réunionnaises à travers le monde".
Professionnellement, à la tête de l’usine sucrière de Bois-Rouge pendant quinze ans, Jean-François Moser s’est frotté au monde agricole. Par passion pour la musique (il est saxophoniste), en tant que membre fondateur du groupe Sabouk (avec les frères Mariapin), il s’est plongé dans les rythmiques maloya "et nulle part on ne m’a fait comprendre que je n’étais pas à ma place. Mais je ne confonds pas pour autant l’ancrage dans le territoire avec l’identité. Je n’ai ni la prétention, ni l’illusion de jouer au créole, ce qui ne m’empêche pas de parler créole avec mon gros l’accent zoreil".
À côté de ces "vieux zoreils", Philippe Bonhomme, patron d’une agence de communication et d’événementiels (Globe) ferait presque figure de gamin, avec ses "seulement" dix ans de Réunion. "Mais je considère que je suis Réunionnais, sans prétention, sans l’affirmer avec véhémence, sans revendiquer ma réunionitude (sic)", explique-t-il.
Cette "réunionitude", d’aucuns la contesteront certainement à ce Lyonnais d’origine, mais Philippe Bonhomme aligne les arguments. "D’un point de vue personnel, c’est ici que j’ai construit en profondeur : j’y ai rencontré ma femme, même si elle est Allemande et non créole, c’est ici que sont nés mes enfants, c’est la terre où sont nées des racines venant de moi. Mais ce qui fait aussi ma réunionitude, c’est l’investissement professionnel. Avec trois associés, nous avons racheté une entreprise dont sont nées une dizaine de sociétés, dont certaines ont aujourd’hui mis le pied en métropole, et pas l’inverse ! Nous employons des gens d’ici, qu’ils y soient nés ou qu’ils y habitent. Nous assumons d’exporter un savoir-faire réunionnais, sans tomber dans le "nou lé pas plus, nou lé pas moins". Dans une société insulaire où, par définition, c’est le métissage qui crée la structure, j’ai un profond respect pour cette terre d’adoption. Je n’affirme pas ma réunionitude, mais j’espère qu’on me considère comme Réunionnais".
Le regard de l’autre dicte sa loi. Ou plutôt la diversité des regards des autres. Ainsi, le cinéaste Alexandre Boutié, mi-zoreil mi-créole, a vécu son enfance à cette aune. "Chez mes copains de Bras-Panon, avec mes cheveux blonds et mes yeux bleus, c’était "nout ti zoreil larivé". Et dans d’autres milieux, les gens s’étonnaient de mon parler "créole lakour". Dans mon esprit, je crois comprendre que le zoreil évoque une notion occidentale dans le sens péjoratif. Ce mot concentre sans doute les défauts que l’on attribue aux Occidentaux : la rupture avec le monde agricole depuis deux ou trois générations, la domination… Or tout cela a tellement changé : des zoreils qui sont arrivés dans les années 70 ont aujourd’hui des enfants nés ici qui ont 35 ans".
Sont-ils alors Réunionnais, créoles, zoréoles ? Vaste débat. Yann de Prince, le président du Medef-Réunion réussit parfaitement à se définir : "Je suis arrivé à l’âge de 10 ans, j’ai grandi et suivi toute ma scolarité au Tampon, alors à La Réunion, je crois pouvoir dire que je suis zoréole et, pour l’extérieur, je suis Réunionnais. J’ai tous les stéréotypes du zoreil, et pourtant, dès les premiers échanges, ils sentent que je suis d’ici".
Un sentiment assez proche de celui d’Emmanuel Cambou, graphiste et acteur incontournable de la vie culturelle pays. Comme Yann de Prince, il n’a "pas choisi La Réunion" puisqu’il a suivi ses parents. Directement immergé dans la Zup3 du Port à l’âge de 14 ans, il était "le zoreil de la Zup mais intégré naturellement, parce que le zoreil est une composante de la société réunionnaise. Le zoreil n’est pas créole mais il est Réunionnais. Moi je suis un zoreil Réunionnais". Et, finement, Emmanuel Cambou a détecté des "marqueurs" qui ne trompent pas. "J’entends parfois des zoreils installés depuis 15 ans ici dire : "pour les vacances, cet été je rentre en France". Moi, l’hiver, je pars en France et je rentre à La Réunion".
David Chassagne
Source : Clicanoo
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